Une promenade bilingue dans le paysage littéraire belge
Souvent les littératures de langues néerlandaise et française en Belgique sont présentées comme deux mondes distincts qui se tournent le dos. Pourtant, les points communs et chevauchements sont nombreux dans l’espace littéraire belge. Les étudier peut être particulièrement fascinant. Le monde universitaire semble enfin s’en rendre compte.
À la mémoire de M. Christian Angelet, qui m’a enseigné la littérature belge à l’Universiteit Gent
La Foire du Livre de Bruxelles 2021 (hélas virtuelle) a été l’occasion d’une nouvelle édition de Flirt flamand, cette sympathique initiative qui se propose d’être un trait d’union entre les littératures néerlandophone et francophone de Belgique. Cette année, le sommet de cette galante aventure a été le «mariage» des auteurs Lize Spit et Thomas Gunzig, qui a eu un fort joli retentissement dans la presse des deux côtés de la frontière linguistique.
C’est dans la foulée de cette noce ludique qu’une journaliste de Klara, la chaîne culturelle de la radio publique flamande, m’a contactée, pour que je présente aux auditeurs trois œuvres contemporaines «wallonnes». La requête était particulière, car en effet il fallait des auteurs wallons et non bruxellois, car «bruxellois, c’est encore autre chose», m’a-t-on dit. Je suis restée quelques instants interdite.
«Mais, ai-je fini par répondre, qu’entendez-vous exactement par wallon?» Fallait-il être né en Wallonie, y vivre, y avoir des origines ou tout cela en même temps? Le fait de vivre à Bruxelles ou à l’étranger était-il rédhibitoire pour figurer dans la liste? Car enfin, je n’avais bien sûr aucune idée du lieu précis où habitaient exactement les différents auteurs belges d’expression française. J’ai demandé quelques heures de réflexion (et une aspirine).
Au final, j’ai choisi de superbement ignorer une partie de la requête, incluant dans mon choix tant Le Second Disciple de Kenan Gorgün (d’origine turque, né à Gand, habitant Bruxelles et publié à Paris) que La Confiture de morts de Catherine Barreau («pure» Wallonne (?) publiée dans une maison d’édition wallonne) et enfin le dernier Caroline Lamarche («pure» Bruxelloise? mais publiée en France), Nous sommes à la lisière1.
Ne serait-il pas judicieux d’aborder cette littérature bilingue, biculturelle, sur le mode de l’addition, plutôt que du choix voire de la soustraction?
Au passage, la question m’a plongée dans un abîme de perplexité sur mon propre statut (d’origine flamande, née à Gand, vivant à Bruxelles, enseignant la littérature française à Namur et publiée à Paris, en français). Elle m’a en outre permis de constater que beaucoup d’auteurs contemporains francophones vivent à Bruxelles, mais que, néanmoins, la catégorie de la «littérature bruxelloise» n’a pas encore été créée. Qu’attendons-nous pour l’inventer? Cela ne manque-t-il pas dans le paysage littéraire belge?
Le mode de l’addition
On me pardonnera, je l’espère, ma douce ironie. De manière plus sérieuse, on pourrait s’interroger sur les opportunités de rencontre qu’offre la capitale belge plurilingue, où se sont installés beaucoup d’auteurs contemporains francophones et néerlandophones. Et l’anecdote relatée plus haut a au moins le mérite de mettre au jour toute la difficulté identitaire qui entoure la littérature belge.
Déjà, la question de l’étiquette – ou plutôt des étiquettes – est ardue. En Belgique comme en France, par «littérature belge» il faut comprendre «littérature belge francophone». Suis-je la seule à être gênée du fait que des ouvrages entiers consacrés à la «littérature belge» n’évoquent les auteurs flamands que s’ils écrivent en français – il y en a un certain nombre et pas des moindres: Maurice Maeterlinck (1862-1949), George Rodenbach (1855-1898)… ?
Du côté de la Flandre, on ne parle pas de Belgische literatuur, mais de Vlaamse literatuur (littérature flamande), voire de Nederlandstalige literatuur (littérature de langue néerlandaise).
Le «canon littéraire néerlandophone» de 2015 inclut aussi bien des textes écrits par des auteurs flamands que des auteurs néerlandais. Là non plus pas trace de la littérature de l’autre moitié de la Belgique.
Cette complexité détermine également la manière dont la littérature belge est perçue à l’étranger. Ainsi, dans le prestigieux Monde des livres français du 2 mai 2021, David Van Reybrouck est d’abord présenté comme un «écrivain néerlandais» (Dans la version digitale, cette erreur a été par la suite rectifiée), puis comme un «grand humaniste flamand», mais la version papier ne mentionne à aucun moment son appartenance belge. On peut le déplorer, certes, mais les Belges ne l’ont-ils pas un peu cherché, après tout? Dans leurs quotidiens francophones le présenterait-on comme un auteur belge? Il est permis d’en douter.
Yves T’Sjoen (Universiteit Gent), dans Le Chagrin littéraire de la Belgique, a finement analysé les raisons du fossé qui existe entre les deux littératures. Mais quelles que soient ces raisons, il apparaît clairement que, dans la manière d’aborder notre littérature, dont le caractère composite fait la richesse, l’on procède par exclusion: les auteurs doivent être wallons mais pas bruxellois (pour l’émission de Klara), flamands mais pas francophones (côté Flandre), belges mais pas néerlandophones (côté Wallonie).
© K. Broos
Chercherait-on donc à projeter sur la littérature la complexité institutionnelle du pays? L’aime-t-on explosée, fissurée, marginale, et inconnue, y compris dans l’autre moitié du pays? Alors que l’inclusion est le nouveau mot à la mode, qu’on l’utilise à toutes les sauces (et par moment ad nauseam, il faut le reconnaître), allons-nous continuer à envisager notre propre littérature nationale sur le mode de l’exclusion et de la division?
En d’autres termes, ne serait-il pas judicieux d’aborder cette littérature bilingue, biculturelle, sur le mode de l’addition (et… et…), plutôt que du choix (ou bien… ou bien…) voire de la soustraction? C’est en réponse à cette question qu’Yves T’Sjoen et moi-même (université de Namur) avons récemment décidé de travailler de concert au tout premier cours de littérature belge comparée, qui devrait voir le jour à la rentrée académique 2022-2023.
© Ch. Boel
Car si le déclin du bilinguisme en Belgique rend actuellement plus compliquées les interactions entre les littératures du pays, elles ont été, à une époque pas si lointaine, suffisamment nombreuses pour qu’on s’y intéresse. Et malgré les tensions communautaires, on observe actuellement, de part et d’autre de la frontière linguistique, un frémissement d’intérêt, une curiosité pour l’autre moitié du pays, si proche et si étrangère.
Ainsi, la maison d’édition belge l’Arbre de Diane – les Midis de la Poésie m’a demandé d’écrire une quatrième de couverture pour une réédition bilingue des Gedichten / Poèmes des sœurs flamandes Rosalie et Virginie Loveling (1834-1875 et 1836-1923)2; on retrouve dans les traductions et adaptations la griffe d’auteures contemporaines, comme l’Anversoise Ruth Lasters et la Bruxelloise Victoire de Changy.
Il n’est pas trop tard
La question des définitions de la littérature belge et de la «belgitude» risque d’être épineuse, mais elle est essentielle: l’évolution (ou l’absence) de ces concepts dans les manuels littéraires promet d’être déjà révélatrice. Quoi qu’il en soit, les littératures néerlandophone et francophone belges ne se sont pas développées en vase clos. Les auteurs des deux langues, qui habitaient quelquefois les mêmes villes, se fréquentaient, s’écrivaient, se lisaient, subissaient des influences qui, au-delà de la question de la langue, étaient parfois les mêmes (ainsi Zola a influencé l’écrivain flamand Cyriel Buysse (1859-1932) mais aussi Camille Lemonnier).
Ce sont peut-être aussi ces interactions qui expliquent en partie notamment l’ambiance commune qui marque les œuvres de certains auteurs dans les deux langues: ce réalisme magique à la belge, ce ton de déréalisation qui entraîne le lecteur sur un terrain onirique (Jean Ray (1887-1964), Franz Hellenz (1881-1972), Johan Daisne (1912-1978), Hubert Lampo (1920-2006)). Dès lors, dépouiller les correspondances des écrivains à la recherche des liens qui les unissaient par-delà la différence linguistique ferait certainement l’objet d’une recherche passionnante.
Pour des raisons pédagogiques, une approche chronologique semble s’imposer, et nous accorderons une importance particulière aux courants et groupes littéraires qui ont constitué les «sommets de la littérature belge» (je reprends l’expression de mon ancien professeur, Christian Angelet), notamment le symbolisme (Maeterlinck, Rodenbach, Karel Van De Woestijne (1878-1929)) et les «fantastiqueurs» (Jean Ray / John Flanders, Thomas Owen), de part et d’autre de la frontière linguistique.
Nous prêterons la plus grande attention aux contacts et affinités entre les auteurs – à la porosité de cette frontière linguistique qu’on aime nous présenter comme imperméable. Ce qui ne nous empêchera pas d’examiner aussi des questions de fond. Quels étaient les facteurs qui déterminaient un auteur bilingue à choisir l’une ou l’autre langue? Comment ces auteurs percevaient-ils le choix inverse? Quels livres ont été traduits et pour quelles raisons l’ont-ils été (ou pas)?
Les pistes de travail sont nombreuses. Certaines œuvres francophones majeures dessinent par exemple un tableau magnifique de la Belgique et de la Flandre (ainsi La Légende et les Aventures d’Ulenspiegel de Charles De Coster (1827-1879), qui dépeint d’héroïques Flamands face à l’Espagne de l’Inquisition; mais aussi Bruges-la-Morte
et Le Carillonneur de Rodenbach). Ne serait-il pas intéressant de constituer une géographie imaginaire de la Belgique?
Certes, c’est un cours qui posera un certain nombre de contraintes. Ainsi, il faudra travailler à partir d’un corpus de textes traduits dans l’autre langue afin que même les intéressés monolingues puissent y accéder. Mais nous sommes persuadés que nos étudiants romanistes et germanistes, ainsi que sans doute un public plus large, seront preneurs d’une promenade bilingue dans le paysage littéraire belge. Et parmi toutes les questions que soulève cette nouvelle approche de la littérature belge, il y a enfin celles qui ont clôturé une récente réunion de travail: pourquoi cela n’a-t-il jamais été fait avant? Et pourquoi n’y avons-nous pas pensé plus tôt? Heureusement, il n’est pas trop tard.